lundi 23 juillet 2018

Denise au Ventoux, de Michel Jullien



Voilà, il attendait depuis septembre dernier, je l'ai enfin lu la semaine dernière. Je l'avais acheté et ramené chez moi sans le connaître, sur la foi d'un prix littéraire animalier. Je l'ai ouvert, j'ai jeté un oeil sur un incipit prodigieusement indigeste et constaté que chaque phrase occupait en moyenne une double page. Evidemment, j'ai évoqué Proust, n'est pas Proust qui veut, n'est-ce pas, et puis pour parler de la perfection et de la simplicité d'un chien, il faut l'écriture parfaitement simple et simplement parfaite d'un Mizubayashi, rien de moins, mais surtout, surtout : RIEN de plus.

J'ai donc lapidairement collé l'étiquette "se touche la nouille - à n'ouvrir qu'en cas d'extrême pénurie" sur la couverture jaune. Et je l'ai oublié.

Je me suis ressouvenue récemment, à force de virées sac au dos et chien au côté, que ce Denise parlait justement de ça, d'un type qui randonne sur le Ventoux avec son chien. Alors pourquoi pas.

Denise, c'est une chienne Bouvier Bernois plutôt poissarde : l'appartement de Paul est sa cinquième résidence, en cinq années d'une existence pourtant brillamment démarrée comme élève chien-guide d'aveugle. Inapte à ce destin parce que froussarde en plus de poissarde, la chienne est réformée, puis change de mains, et passe par la SPA de Gennevilliers, où elle est repérée par Valentine, l'une des voisines de Paul, en quête d'une compagnie canine pour partager ses 9 m2 de mansarde parisienne et l'inciter à davantage de sorties. Et de là, victime une fois de plus de l'inconstance humaine, Denise atterrit finalement chez le narrateur ; non que Paul apprécie particulièrement les chiens, mais parce qu'il est ce genre de brave type qui fait de son mieux pour aider les animaux juste parce qu'il considère ça comme son job d'être humain.

Pour mes périples en rond, je tâchais d'éviter l'heure coutumière à laquelle les maîtres descendent ensemble leurs chiens, comme s'ils s'étaient donné le mot - et tout se passe à quelques minutes près tant ils sont réglés, plus encore que leurs bêtes de compagnie. On s'expose à des rencontres navrantes, toujours les mêmes. Le type a d'emblée cette façon, cette manière à lui de vous approcher, de vous reconnaître comme un semblable parmi les mille habitants de la rue. Dès l'abord ses manoeuvres variaient peu, faites de réserve et d'invites, un jeu du verbe codé. Il s'adresse en grande intimité à son propre animal, parlant de l'autre, à voix haute, sous forme interrogative le plus souvent, liminaires infantiles destinés plus à moi qu'à sa bête. "Mais il est trop grand pour toi !" - car Denise est bien grande -,  "Tu crois qu'il veut jouer ?" [...]
Des gens du chien, je préférais de beaucoup ceux qui changeaient  de trottoir, aperçus cent fois, ni un mot ni un regard quoiqu'à la longue nous touchions à une connivence mieux mûrie, plus exacte, forgée sur aucun bavardage.

Oui, hein ? Evidemment que je l'ai aimé, ce personnage.

J'ai aimé chaque personnage, en fait, chaque description si juste, avec ce simple petit pas de côté où se glisse le drôlatique. La petite boutique de reliure d'Adèle et Valentine avec les coquilles d'oeufs blancs, l'exaspérant Van Gennep qui fait une industrie de la chance et de Van Gogh, Eliette qui donne du bisteck à Tonnerre, la mansarde minuscule emplie de natures mortes. Les seules descriptions que je n'ai pas goûtées avec plaisir sont celles du chien, bizarrement. Peut-être parce qu'elle s'est un peu imposée à lui, peut-être parce qu'elle n'est pas du tout son chien, comme il le répète à l'envi jusqu'au moment où il la perd et où elle le devient ("je cherche mon chien" dit-il alors, la phrase incongrument la plus courte et la plus choquante du livre, je crois). Toujours est-il que les descriptions de Denise enflent jusqu'à l'excès, excès de mots, phrases accordéonesques presque impossibles à démêler, et la dépeignent comme une sorte de monstruosité canine démesurée. En même temps, si je vivais dans Paris avec un Bouvier Bernois au quatrième étage d'un immeuble sans l'avoir franchement désiré, je suppose que je le trouverais un peu disproportionné, moi aussi.


Comme tous les bons livres parlant des chiens, la thématique du temps y est centrale. Comme chez Mizubayashi, d'ailleurs. Mélodie, Denise, et tous ces chiens de compagnie incarnent l'attente. Tous les gens qui vivent avec des chiens parlent de cela, d'ailleurs. Le compte à rebours du quotidien. La pendule tictaquant toujours, toujours, indéfiniment, quelque part au-dessus de la tête, et cette conscience aiguë qui si le chien n'est pas avec nous c'est qu'il attend quelque part. Je crois que les chiens sont faits d'attente comme les chats sont faits de jouissance. Je crois qu'une part essentielle du chien se trouve dans cette anticipation du retour. Je crois que ces heures qu'il passe dans l'attente, ni tout à fait présent à lui-même, ni tout à fait absent de ce corps limitant, sont les plus grands paradoxes de sa vie. Peut-être un mystère spirituel, à leur échelle ? Comment être là, moi, chien, alors que je souhaite tant être ailleurs, être autre, et quoi ? Je ne sais pas. Bon, enfin, ça c'est moi qui le dis, hein. L'auteur, lui, oppose beaucoup notre verticalité à leur horizontalité, d'assez jolie façon.

Lorsque l'homme flatte son chien, sa main passant sur la tête, le dos, sur les flancs de long en large, ce n'est peut-être pas tellement le principal, l'expérience d'une caresse qu'ils s'offrent, mais le partage éphémère des lignes adverses qui sont les leurs, par quoi l'un et l'autre vivent l'équilibre du même monde. La fierté du chien à l'instant - celle du maître aussi - vaut sans doute autant pour la cajolerie qu'il ne sent l'homme le rejoindre, campé dans une autre orientation, capable de se soumettre à son centrage, s'y plier. 

L'amitié mémorielle du chien et de l'homme tient à ça, au hasard d'un rapport proportionnel tirant dans deux directions que rien ne rassemble, ce qui fait d'eux une rose des vents, une boussole, l'axe cardinale de la fidélité. 

Les passages philosophiques sont très brefs, j'aurais aimé qu'il en soit de même pour les descriptifs de Denise, mais l'ensemble est insérée dans une jolie narration, très imagée, avec des références à l'art pictural dénuées de tout pédantisme et parfaitement à leur place, avec un souci du détail qui fait mouche vraiment sympa. Globalement, j'ai adoré. Par contre, attention : c'est parfois drôlement triste. A ne pas lire n'importe quand !


2 commentaires:

  1. Mais elle est super cette chronique ! Je ne suis pas persuadée de lire le bouquin, MAIS ça fait merveilleusement plaisir de te lire à la chronique livresque ! J'espère que tu as prévu d'en faire d'autres :p

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    1. Non, toi tu dois lire celui-ci https://lisanimale.blogspot.com/2014/03/melodie-chronique-dune-passion.html ce livre-là tu dois le lire :) Il s'ouvre sur un extrait de l'insoutenable légèreté de l'être, l'auteur c'est le Japonais qui a écrit "Une langue venue d'ailleurs" et je pense que rien de plus beau sur la langue française n'avait jamais été écrit par quelqu'un dont c n'est pas la langue maternelle.

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